13
— C’est typique de ces abrutis de nazis ! persifla Inge. On construit les routes du Peuple avant de produire la voiture du Peuple.
Nous roulions sur la voie express Avus en direction de Potsdam. Inge faisait allusion à la voiture patronnée par la Force par la joie, la KdF-Wagen[19] dont la sortie avait été annoncée et remise à de nombreuses reprises. Le sujet paraissait lui tenir à cœur.
— Si vous voulez mon avis, c’est mettre la charrue devant les bœufs. C’est vrai, non ? Qui va utiliser ces autoroutes gigantesques ? Les routes actuelles suffisent amplement, surtout avec le nombre de voitures qu’il y a en Allemagne. Un de mes amis, un ingénieur, m’a raconté qu’ils construisaient une autoroute à travers le couloir de Dantzig, et qu’une autre était prévue à travers la Tchécoslovaquie. Dites-moi un peu à quoi pourront servir toutes ces autoroutes, sinon à déplacer des troupes ?
Je m’éclaircis la gorge avant de lui répondre. Cela me donna quelques secondes pour réfléchir à la question.
— Je ne vois pas en quoi les autoroutes pourraient être d’une quelconque utilité militaire, d’autant qu’il n’y en a aucune à l’ouest du Rhin, en direction de la France. Vous savez, sur une longue ligne droite parfaitement dégagée, un convoi ferait une cible parfaite pour des avions.
Cette dernière remarque m’attira un rire moqueur.
— C’est précisément pourquoi ils construisent la Luftwaffe : pour protéger les convois.
— Peut-être bien, dis-je en haussant les épaules. Mais si vous cherchez la raison pour laquelle Hitler construit toutes ces routes, il y en a une bien plus simple. C’est un moyen efficace de faire baisser le nombre des chômeurs. Un citoyen percevant une aide de l’État risque de se la voir retirer s’il refuse d’aller travailler sur les autoroutes. Alors il est obligé d’accepter. C’est peut-être ce qui est arrivé à Bock.
— Vous devriez aller voir ce qui se passe à Wedding ou à Neukölln, un de ces jours, rétorqua-t-elle.
Ces deux quartiers étaient les derniers bastions d’influence du KPD à Berlin.
— Oui, je sais, dis-je. Là-bas, tout le monde connaît les conditions de travail lamentables et les paies dérisoires pratiquées sur les chantiers d’autoroutes. Je suis sûr que beaucoup d’entre eux préfèrent ne pas demander d’allocations de chômage plutôt que d’être contraints ensuite d’aller y travailler.
Nous arrivions à Potsdam par la Neue Königstrasse. Potsdam… Un écrin sacré dont les vieux habitants allument les bougies en souvenir des jours glorieux de la Patrie et de leur jeunesse. Potsdam, le cœur agonisant de la vieille Prusse. On s’y croirait plus en France qu’en Allemagne. La ville entière a l’air d’un musée. On y perpétue avec ferveur le langage et les manières de l’ancien temps, le conservatisme y est absolu et les vitres des maisons sont aussi impeccablement propres que le verre protégeant les portraits du Kaiser.
À environ deux kilomètres, sur la route de Lehnin, le pittoresque cédait brusquement la place au chaotique. Autrefois l’un des plus beaux paysages autour de Berlin, la vallée que traverserait désormais l’autoroute Lehnin-Brandenburg n’était plus qu’une plaie de terre brune éventrée par d’énormes machines. Peu avant Brandenburg, je me rangeai près d’un groupe de cahutes en bois a côté desquelles étaient garés plusieurs véhicules de chantier. Je demandai à un ouvrier de m’indiquer le bureau du contremaître. Il désigna un homme debout à quelques mètres de là.
— Si vous cherchez le contremaître, il est là.
Je le remerciai et garai la voiture. Nous descendîmes.
Le contremaître était un homme de taille moyenne, trapu, au visage rubicond dont le ventre, plus rond que celui d’une femme sur le point d’accoucher, débordait de son pantalon comme le sac à dos d’un alpiniste. Il nous regarda nous approcher et, comme s’il s’apprêtait à une altercation, il remonta son pantalon, essuya sa joue mal rasée d’une main de la taille d’une pelle et cala le poids de son corps sur sa jambe droite ramenée en arrière.
— Bonjour ! lançai-je avant que nous soyons tout à fait à sa hauteur. Vous êtes bien le contremaître de ce chantier, n’est-ce pas ? (Il resta silencieux.) Je m’appelle Gunther, Bernhard Gunther. Je suis enquêteur privé, et voici mon assistante, Fräulein Inge Lorenz.
Je lui tendis ma licence. Le contremaître hocha la tête à l’adresse d’Inge, puis reporta son regard sur ma plaque. Ses gestes et son attitude avaient tout du chimpanzé.
— Peter Wesler, lâcha-t-il enfin. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— J’aimerais parler à Herr Bock. Il peut nous aider à retrouver une personne que nous recherchons.
Wesler gloussa et remonta de nouveau son pantalon.
— Ça alors, vous seriez bien utile par ici ! dit-il en secouant la tête avant de cracher par terre. Encore cette semaine, trois de mes gars ont disparu. Vous pourriez peut-être me les retrouver, hein ?
Il rit de nouveau.
— Bock était-il l’un d’eux ?
— Encore heureux que non, dit Wesler. C’est un sacré bon ouvrier. Un ex-taulard qui essaie de se racheter une conduite. J’espère que vous n’allez pas l’embêter.
— Herr Wesler, je veux simplement lui poser quelques questions. Croyez-moi, je ne vais pas lui passer les menottes pour le remmener à la prison de Tegel. Il est ici aujourd’hui ?
— Oui, oui, il est là. Vous le trouverez sûrement dans sa baraque. Je vais vous y conduire.
Nous le suivîmes jusqu’à une des constructions en bois à un seul étage qu’on avait édifiées au bord de ce qui était autrefois une forêt, et qui serait bientôt une Autobahn. Au pied des marches de la cahute, le contremaître se tourna vers nous et déclara :
— Ces types-là sont un peu rustres, vous savez. Peut-être que la dame ferait mieux de ne pas entrer. Certains sont peut-être encore à poil.
— Je vais vous attendre dans la voiture, Bernie, dit Inge.
Je la regardai et haussai les épaules en manière d’excuse avant de suivre Wesler en haut des marches. Il souleva le loquet de bois et nous entrâmes.
À l’intérieur, le sol et les murs étaient peints en jaune délavé. Contre les murs étaient installées une douzaine de couchettes, dont trois étaient dépourvues de matelas. Sur trois autres, des hommes étaient allongés en sous-vêtements. Au milieu de la pièce se dressait un poêle noir en fonte dont le tuyau s’élevait à la verticale à travers le plafond, et juste à côté, autour d’une grande table de bois, trois hommes étaient occupés à jouer au skat[20] pour des mises de quelques pfennigs. Wesler s’adressa à l’un des joueurs.
— Ce type vient de Berlin, dit-il. Il voudrait te poser quelques questions.
Un homme massif à la tête grosse comme une souche examina soigneusement la paume de sa main, leva la tête vers le contremaître, puis tourna un regard suspicieux dans ma direction. Un autre ouvrier se leva de sa couchette et se mit à balayer nonchalamment le plancher.
On fait mieux en matière de présentations, et de toute évidence, celle-ci ne mettait pas Bock très à l’aise. Je m’apprêtai à compléter les indications approximatives de Wesler lorsque Bock bondit de sa chaise, me balançant son poing dans la mâchoire, qui pivota d’un quart de tour sous le choc. Un sifflement de bouilloire se déclencha sous mon crâne. J’étais à moitié sonné. Une seconde plus tard, j’entendis un résonnement métallique semblable au son d’une louche frappant un plateau en fer-blanc. Lorsque je repris tout à fait conscience, je regardai autour de moi et vis Wesler penché au-dessus du corps de Bock. Il tenait à la main une pelle à charbon avec laquelle il venait sans aucun doute d’assommer le colosse. J’entendis des pieds de chaises racler le sol tandis que les partenaires de Bock, abandonnant leurs cartes, se levaient comme un seul homme.
— Du calme, vous autres ! beugla Wesler. Ce type n’est pas un flic. C’est un privé. Il n’est pas là pour emballer Hans. Il veut juste lui poser des questions sur quelqu’un qui a disparu. (Il désigna l’un des joueurs de cartes.) Toi ! Viens m’aider à le relever. (Il se tourna alors vers moi.) Et vous, ça va ?
J’opinai vaguement du chef. Wesler et l’autre type soulevèrent Bock, qui s’était écroulé en travers du seuil. Ça n’avait pas l’air facile, vu son poids. Ils l’installèrent sur une chaise et attendirent qu’il reprenne ses esprits. Le contremaître demanda alors aux autres ouvriers de sortir une dizaine de minutes. Les hommes allongés sur leur couchette obtempérèrent aussitôt. Wesler avait visiblement l’habitude qu’on lui obéisse, et sans discuter.
Lorsque Bock fut revenu à lui, Wesler lui répéta ce qu’il venait d’expliquer à ses compagnons. Je me dis qu’il aurait mieux valu le faire dès le début.
— Je serai dehors si vous avez besoin de moi, fit Wesler.
Il fit sortir le dernier homme restant dans la pièce, et disparut à sa suite, me laissant seul avec Bock.
— Si vous n’êtes pas un flic, alors vous devez bosser pour Red. Bock parlait du coin de la bouche, et je constatai que sa langue était beaucoup trop volumineuse pour sa bouche. Le bout en était enfoui quelque part dans sa joue, de sorte que je n’en voyais que la partie la plus épaisse, apparaissant entre ses lèvres comme une grosse chique molle.
— Je suis pas complètement idiot, vous savez, reprit-il avec véhémence. En tout cas, pas assez pour me faire tuer en protégeant Kurt. Je vous jure que j’ai aucune idée de l’endroit où il est.
Je sortis mon étui à cigarettes, l’ouvris et le lui tendis, puis j’allumai sans un mot nos deux cigarettes.
— Écoute-moi. D’abord, je ne travaille pas pour Red. Je suis un enquêteur privé, comme l’a dit Wesler. Mais maintenant j’ai mal à la mâchoire, et à moins que tu répondes à toutes mes questions, je transmettrai ton nom à mes potes de l’Alex. Et c’est toi qui monteras sur la guillotine pour avoir préparé l’appétissante charcuterie qui se trouve dans le monte-plats de la pension Tillessen. (Bock se raidit.) Et si jamais tu bouges de ta chaise, je te tords le cou.
J’approchai une chaise, posai un pied dessus et me penchai vers lui, un coude sur le genou.
— Vous ne pouvez pas prouver que j’étais là, dit-il.
Je ricanai.
— Tu crois ça ? (J’aspirai une longue bouffée de ma cigarette et lui soufflai la fumée au visage.) La dernière fois où tu es allé à la pension, tu as gentiment oublié ta fiche de paie. Elle était dans le poêle, juste à côté de l’arme du crime. C’est comme ça que je t’ai retrouvé. Naturellement, elle n’y est plus, mais je pourrais facilement aller la remettre. Les flics n’ont pas encore découvert le cadavre, mais c’est juste parce que je n’ai pas encore eu le temps de le leur indiquer. Cette fiche de paie te met dans une position inconfortable. Si on la retrouve à côté de la queue de billard, tu retournes illico en taule.
— Que voulez-vous ? Je m’assis face à lui.
— Des réponses, dis-je. Écoute-moi, mon vieux, même si je te demande quelle est la capitale de la Mongolie, tu as intérêt à me le dire si tu veux sauver ta tête. Compris ? Mais commençons par Kurt Mutschmann. Qu’avez-vous fait tous les deux quand vous êtes sortis de Tegel ?
Bock laissa échapper un profond soupir puis hocha la tête.
— Je suis sorti avant lui. J’avais décidé de me ranger des voitures. Ici, ce n’est pas un boulot mirobolant, mais c’est tout de même un boulot. Je ne voulais pas retourner en taule. Jusqu’à récemment, je retournais à Berlin tous les quinze jours. Je prenais une piaule chez Tillessen. C’est un maquereau – enfin c’était. De temps en temps, il me fournissait une fille.
Il coinça sa cigarette au coin de sa bouche et se gratta le sommet du crâne avant de poursuivre :
— Peut-être deux mois après que je suis sorti, Kurt fut libéré et vint s’installer chez Tillessen. Quand nous nous sommes revus, il m’a dit que le réseau allait lui arranger un cambriolage.
« Le soir même de cette rencontre, je l’ai vu arriver en compagnie de Red et de deux ou trois autres types de sa bande. C’est Red qui dirige le réseau, vous comprenez. Ils avaient amené avec eux ce vieux type, et ils ont commencé à le travailler dans la salle à manger. Moi je suis resté dans ma piaule. Au bout d’un moment, Red se pointe et dit à Kurt qu’il veut qu’il perce un coffre, et je ferai le chauffeur. On n’était pas chauds, ni l’un ni l’autre. Moi parce que j’en avais assez de ces entourloupes, et Kurr parce que c’est un professionnel. Il n’aime pas la violence, le désordre, tout ça. Il préfère prendre son temps. Il n’aime pas foncer sur un boulot sans l’avoir étudié à fond.
— Ce coffre, c’est par le type qu’on tabassait dans la salle à manger que Red en a entendu parler ? (Bock acquiesça.) Que s’est-il passé ensuite ?
— Moi, je ne voulais pas être mouillé là-dedans. Alors, je suis sorti par la fenêtre, j’ai été dormir à l’asile de nuit de Fröbestrasse et le lendemain je suis revenu ici. Le type qu’ils avaient battu vivait encore quand je suis parti. Ils voulaient le garder vivant jusqu’à ce qu’ils vérifient s’il leur avait dit la vérité.
Il ôta le mégot du coin de ses lèvres, le jeta par terre et l’écrasa sous son talon. Je lui donnai une autre cigarette.
— Plus tard, j’ai appris que le coup avait foiré. D’après ce que je sais, c’est Tillessen qui était au volant. Après, les types de Red l’ont liquidé. Ils auraient bien voulu buter Kurt, mais il avait disparu.
— Avaient-ils tenté de doubler Red ?
— Personne ne serait assez stupide pour ça.
— On dirait que t’as décidé de te mettre à table pour de bon, hein ?
— Quand j’étais au trou, à Tegel, j’ai vu pas mal de types mourir sur la guillotine, dit-il calmement. Je préfère courir le risque de me mettre Red à dos. Quand le moment sera venu pour moi, je préfère m’en aller en un seul morceau.
— Parle-moi de ce coup qui a foiré.
— « Aussi facile à ouvrir qu’une pistache », d’après Red. Ça ne devait pas poser de problème à un professionnel comme Kurt. Il pourrait ouvrir le cœur de Hitler sans le réveiller. Le coup était prévu en pleine nuit. Il devait ouvrir le coffre, prendre quelques papiers et adieu Berthe.
— Pas de diamants ?
— Des diams ? Il a jamais parlé de pierres.
— Tu en es sûr ?
— Bien sûr que j’en suis sûr. Il devait juste piquer des papiers. Rien d’autre.
— C’était quoi ces papiers ? Bock secoua la tête.
— Je ne sais pas. Des papiers.
— Et les meurtres ?
— Personne n’avait parlé de meurtres. Kurt n’aurait pas été d’accord s’il avait su qu’on allait buter quelqu’un. Ce n’est pas son genre.
— Et Tillessen ? Était-ce le genre de type capable de tuer des gens dans leur lit ?
— Absolument pas. Ce n’était pas du tout son style non plus. Tillessen était un petit mac, c’est tout. Il n’était bon qu’à donner des raclées aux filles. Si vous aviez sorti un flingue devant lui, il aurait détalé comme un lapin.
— Alors peut-être que lui et Mutschmann se sont montrés trop gourmands et qu’ils ont pris plus que leur part ?
— Ça c’est à vous de me le dire. C’est vous le détective, non ?
— Et depuis, tu n’as plus de nouvelles de Kurt ?
— Il est bien trop malin pour me contacter. S’il a un peu de plomb dans la cervelle, il se sera transformé en sous-marin à l’heure qu’il est.
— A-t-il des amis ?
— Quelques-uns, mais je ne les connais pas. Sa femme l’a quitté, alors inutile de chercher de ce côté-là. Elle a dépensé jusqu’au dernier pfennig de Kurt, et quand il n’est plus rien resté, elle est partie avec un autre type. Il préférerait mourir plutôt que de demander de l’aide à cette salope.
— Peut-être est-il mort à l’heure qu’il est, suggérai-je.
— Pas lui, fit Bock avec une expression qui refusait d’envisager cette possibilité. C’est un malin. Il a plus d’un tour dans son sac. Il s’en sortira.
— Peut-être, dis-je avant d’ajouter : Je n’arrive pas à croire que tu vas continuer à filer droit, surtout avec un boulot comme celui-ci. Combien tu gagnes par semaine ?
Bock haussa les épaules.
— À peu près 40 marks. (Ma surprise ne lui échappa pas. C’était encore moins que je croyais.) Ça fait pas lourd, hein ?
— Alors pourquoi tu restes ? Pourquoi n’es-tu plus dans la bande de Red Dieter ?
— Qui vous dit que j’y ai appartenu ?
— On t’a bien envoyé en taule pour avoir cassé du gréviste, non ?
— Ça a été une erreur de ma part, je l’ai regretté. Mais j’avais besoin de cet argent à l’époque.
— Qui vous payait ?
— Red.
— Et lui, qu’en retirait-il ?
— Oh, de l’argent, comme moi. Sauf qu’il en gagnait plus. Les types dans son genre ne se font jamais coincer. Ça c’est une chose que j’ai apprise en taule. Mais ce qui me fait râler, c’est que maintenant j’ai décidé de filer droit, et on dirait que tout le reste du pays a décidé d’aller de travers. Je passe quelque temps à l’ombre et quand je ressors, je m’aperçois que tous ces connards ont mis une bande de gangsters au pouvoir. Elle est pas bonne, celle-là ?
— En tout cas, c’est pas ma faute, vieux. J’ai voté social-démocrate. Est-ce que tu as découvert qui payait Red pour briser la grève des métallurgistes ? Tu n’as pas entendu de nom, par hasard ?
Il haussa de nouveau les épaules.
— Les patrons, je suppose. Il faut pas être détective pour s’en douter. Mais je n’ai jamais entendu prononcer de nom.
— En tout cas, c’était bien organisé.
— Oh ça, oui, c’était bien organisé. Et en plus ça a marché. Ils ont repris le boulot, non ?
— Et toi tu t’es retrouvé en prison.
— Ouais, je me suis fait coincer. J’ai jamais eu de chance. Vous voir ici en est une preuve de plus.
Je sortis mon portefeuille et lui tendis un billet de cinquante. Il ouvrit la bouche pour me remercier.
— Laisse tomber.
Je me levai et me dirigeai vers la porte du baraquement. Avant de sortir, je m’immobilisai et me retournai.
— Est-ce que ton Kurt était du genre à laisser ouvert un coffre qu’il venait de percer ?
Bock plia mon billet et secoua la tête.
— Y’a jamais eu quelqu’un de plus soigneux dans son boulot que Kurt Mutschmann.
Je hochai la tête.
— C’est bien ce que je pensais.
— Vous allez avoir un œil au beurre noir demain matin, dit Inge en me prenant le menton et faisant pivoter mon visage pour examiner ma pommette blessée. Laissez-moi m’occuper de ça.
Elle disparut dans la salle de bains. Nous étions passés chez moi en revenant de Brandenburg. J’entendis le robinet couler un bon moment, puis Inge ressortit et m’appliqua une compresse froide sur la joue. Elle était si proche de moi que je sentais son souffle sur mon oreille, et j’inspirais à pleins poumons le nuage de parfum qui flottait autour d’elle.
— Cela l’empêchera de trop enfler, dit-elle.
— Je vous remercie. Un gnon sur la joue ne fait pas très sérieux pour un détective… quoique, d’un autre côté, ça peut me faire passer pour un dur-à-cuire.
— Pour le moment, vous feriez mieux de vous tenir tranquille. Je sentis alors son ventre m’effleurer le bras. J’eus aussitôt une érection. Voyant Inge papilloter des yeux, j’en déduisis qu’elle l’avait remarqué. Au lieu de reculer, elle m’effleura de nouveau, mais cette fois avec plus d’insistance. Je levai la main et pris un de ses seins dans ma paume. Au bout d’une ou deux minutes, je lui saisis le téton entre pouce et index. Je n’eus aucune difficulté à le localiser : il était aussi dur et presque aussi large qu’un couvercle de théière. Mais elle se détourna.
— Peut-être vaudrait-il mieux nous arrêter, dit-elle.
— Trop tard pour m’empêcher d’enfler, rétorquai-je tandis que son regard passait sur moi sans s’arrêter.
Rougissant légèrement, elle croisa les bras et redressa la tête.
Je me regardai alors agir avec délectation. Je m’approchai d’elle et la détaillai de haut en bas, faisant lentement glisser mon regard de son visage à sa poitrine, puis au renflement de son ventre, à ses cuisses, jusqu’à l’ourlet de sa robe de coton vert. Je me baissai, saisis l’étoffe et la relevai. Nos doigts se touchèrent tandis qu’elle me prenait le tissu des mains et le maintenait relevé à hauteur de la taille. Ensuite je m’agenouillai devant elle. Mon regard s’attarda longuement sur ses dessous avant que je lui baisse la culotte jusqu’aux chevilles. S’appuyant d’une main à mon épaule, elle libéra ses pieds tandis que ses longues cuisses satinées tremblaient à quelques centimètres de mon visage. Je levai les yeux pour jouir de la vision à laquelle j’avais si souvent rêvé. J’aperçus brièvement son visage souriant qui disparut sous la robe qu’elle faisait passer par-dessus tête, dévoilant ses seins, puis son cou, puis de nouveau son visage. Elle secoua ses cheveux noirs comme un oiseau qui s’ébouriffe, puis elle laissa tomber sa robe à terre. Elle ne portait plus à présent que son porte-jarretelles, ses bas et ses chaussures. Je m’assis sur mes chevilles et, avec une excitation telle qu’elle en était douloureuse, je la vis tourner lentement devant moi, me montrant le profil de ses tétons durcis et celui, touffu, de son pubis, puis son interminable chute de reins, les deux globes parfaits de ses fesses, puis de nouveau la courbe de son ventre, au bas duquel son triangle noir flottait comme un fanion sur l’intérieur velouté de ses cuisses frissonnantes d’excitation.
Je l’entraînai vers la chambre et, dans l’allégresse et la béatitude, nous nous repûmes longuement de nos deux corps.
L’après-midi s’étira paresseusement. Épuisés, nous finîmes par nous endormir d’un sommeil léger en nous murmurant des mots tendres. Lorsque nous nous levâmes enfin, notre appétit charnel était amplement satisfait, mais nous nous découvrîmes une faim de loup.
Je l’emmenai dîner au Peltzer Grill, après quoi nous allâmes danser non loin de là, au Germania Roof, dans Herdenbergstrasse. Le Roof, où se pressait le beau monde berlinois, regorgeait d’uniformes. Inge, l’air enchanté, tournait la tête de tous les côtés, admirant les panneaux de verre bleutés couvrant les murs, le plafond illuminé par de petites étoiles bleues et soutenu par des colonnes de cuivre poli, les fontaines ornées de nénuphars.
— N’est-ce pas un endroit merveilleux ?
— Je ne pensais pas que tu appréciais ce genre d’endroit, fis-je. Elle ne m’entendit pas. Elle me tira par la main vers la moins fréquentée des deux vastes pistes de danse circulaires.
L’orchestre était bon. J’enlaçai Inge et respirai l’odeur de ses cheveux. Je me félicitai de l’avoir amenée ici plutôt que dans un des clubs que je fréquentais plus volontiers, comme le Johnny ou le Fer à cheval. Mais je me souvins brusquement que Neumann m’avait raconté que le Germania Roof était l’une des boîtes favorites de Red Dieter. Je profitai donc de ce qu’Inge était allée se refaire une beauté pour appeler un serveur, auquel je collai un billet de 5 marks dans la main.
— Ça devrait suffire pour une ou deux réponses simples à des questions simples, non ? (Le garçon haussa les épaules et empocha le billet.) Est-ce que Dieter Helfferrich est ici ce soir ?
— Red Dieter ?
Il prit soudain un air vaguement soucieux, comme s’il se demandait quelle serait la réaction du chef de la Force allemande s’il l’entendait lui donner ce sobriquet.
— Oui il est ici, fit-t-il en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Il est assis là-bas, dans le box le plus éloigné de l’orchestre. Si vous voulez mon avis, et c’est un conseil gratuit, ajouta-t-il en baissant le ton, tout en débarrassant nos assiettes vides, mieux vaut ne pas poser trop de questions sur Red Dieter.
— Juste une petite dernière, alors. Quelle est sa boisson préférée ?
Le serveur fit la moue et me regarda comme si j’avais posé une question incongrue.
— Red ne boit que du champagne.
— Plus on a une vie pourrie, plus on a des goûts sophistiqués, hein ? Porte-lui une bouteille de ma part avec mes compliments. (Je joignis un billet à ma carte et lui tendis le tout.) Garde la monnaie s’il y en a.
Il déshabilla Inge du regard lorsqu’elle revint des toilettes. Je ne lui en tins pas rigueur : il n’était pas le seul. Un type assis au bar avait l’air tout particulièrement intéressé.
Nous dansâmes à nouveau, et je vis le garçon porter le champagne à la table de Red Dieter. De là où j’étais, je ne le voyais pas, mais le serveur lui remit ma carte et hocha la tête dans ma direction.
— Écoute, j’ai quelque chose à faire, dis-je à Inge. Je n’en ai pas pour longtemps mais il va falloir que je te laisse un petit moment. Si tu as besoin de quoi que ce soit, demande à un garçon.
Elle me considéra d’un air anxieux pendant que je la raccompagnais à notre table.
— Mais où vas-tu ?
— Je dois voir quelqu’un. Ici, dans la salle. Je n’en ai que pour quelques minutes.
Elle me sourit.
— Sois prudent, je t’en supplie.
Je me penchai et l’embrassai sur la joue.
— Je serai aussi prudent que si je marchais sur une corde raide. Le type solitaire assis dans le dernier box avait quelque chose de Fatty Arbuckle. Son cou épais reposait entre deux gros coussins de chair étranglés par le col de sa chemise. Son visage avait la couleur du homard bouilli, et je me demandai si c’était là l’explication de son surnom. La bouche de Red Dieter Helfferrich était plantée de guingois, comme si elle mâchonnait un cigare invisible. Quand il parlait, on avait l’impression d’entendre le grognement coléreux d’un ours brun dans sa caverne. Quant à son sourire, c’était un mélange de pré-maya et de gothique tardif.
— Alors comme ça vous êtes enquêteur privé, hein ? dit-il lorsque je me présentai à sa table. C’est la première fois que j’en rencontre un.
— Ce qui prouve simplement que nous ne sommes pas assez nombreux à faire ce métier. Puis-je m’asseoir un instant ?
Il jeta un coup d’œil à l’étiquette de la bouteille.
— C’est du bon champagne. Je vous dois bien quelques minutes. Asseyez-vous, je vous écoute… Herr Gunther, dit-il en me tendant la main.
Il emplit nos deux verres et leva le sien pour porter un toast. Nichés sous des sourcils en forme de tours Eiffel horizontales, ses yeux trop grands, à l’iris traversé d’un faux trait, me mettaient vaguement mal à l’aise.
— Aux amis absents, dit-il.
Après avoir hoché la tête et vidé mon verre, je dis :
— Comme Kurt Mutschmann, par exemple ?
— Absents, mais pas oubliés. (Il eut un rire mauvais, puis but une nouvelle gorgée.) Nous semblons aussi curieux l’un que l’autre de savoir où il se trouve, n’est-ce pas ? Juste pour avoir l’esprit en paix et cesser de nous faire du souci pour lui, pas vrai ?
— Y aurait-il des raisons de s’inquiéter ? fis-je.
— Un homme tel que Kurt traverse des moments dangereux au cours de sa vie. Inutile d’entrer dans les détails avec vous, moustique. Je suppose que, en tant qu’ex-flic, vous savez ça aussi bien que moi. (Il hocha la tête d’un air connaisseur.) Je dois reconnaître que votre client a eu une excellente idée de vous confier l’affaire à vous plutôt qu’à vos anciens collègues. Tout ce qu’il veut, c’est récupérer ses diams, sans poser de questions. Vous, vous pouvez fouiner partout, vous pouvez même négocier. Peut-être même vous donnera-t-il une petite prime, n’est-ce pas ?
— Vous êtes très bien renseigné.
— Si votre client ne désire que des renseignements, je peux lui en fournir. Je pourrais même vous aider, si je le peux. Mais pour ce qui est de Mutschmann… il est à moi. Si votre copain espère se venger, dites-lui qu’il se fourre le doigt dans l’œil. Ce sont mes plates-bandes. À chacun son business.
— C’est tout ? Vous voulez juste mettre de l’ordre dans votre boutique ? Vous oubliez un petit détail : les papiers de von Greis. Vous vous souvenez : vos amis étaient tellement pressés de savoir où il les avait cachés ou à qui il les avait donnés. Qu’aviez-vous l’intention de faire de ces papiers si vous les aviez récupérés ? Un petit chantage de derrière les fagots ? Auprès de gens tels que mon client, peut-être ? Ou bien vouliez-vous mettre quelques politiciens dans votre poche au cas où les choses se gâtent ?
— Vous paraissez aussi très bien renseigné, moustique. Décidément, votre client est un homme intelligent. J’ai de la chance qu’il vous ait fait confiance à vous plutôt qu’à la police. J’ai de la chance, mais vous aussi. Parce que si vous étiez flic et si vous m’aviez dit ce que vous venez de me dire, vous seriez en train de vivre les dernières minutes de votre vie.
Je me penchai en dehors du box et jetai un regard vers la salle, repérant aussitôt la chevelure noire d’Inge. Elle était en train de décliner fermement l’invitation d’un noceur en uniforme qui en perdait son baratin.
— Merci pour le champagne, moustique. Vous avez fait preuve d’un sacré culot en venant me parler. Votre bluff ne vous a peut-être pas rapporté beaucoup, mais au moins, vous repartez avec votre mise, fit-il en ricanant.
— Bah ! cette fois-ci j’ai joué pour le seul plaisir du jeu ! répliquai-je.
Le gangster eut l’air de trouver ça drôle.
— C’était la dernière fois, dit-il. Vous pouvez en être certain. Je fis mine de me lever, mais il me retint par le bras. Je pensais qu’il allait me menacer, mais au lieu de ça, il déclara :
— Écoutez, je ne voudrais pas que vous pensiez que je vous raconte des salades. Ne me demandez pas pourquoi, mais je vais vous faire une faveur. Peut-être parce que j’aime les gens culottés. Ne vous retournez pas, mais il y a au bar un gros type en costume brun avec des cheveux comme un oursin. Photographiez-le bien quand vous retournerez à votre table. C’est un tueur professionnel. Il vous suivait, vous et la fille, quand vous êtes entrés. Vous avez dû marcher sur les orteils de quelqu’un et il m’a tout l’air de compter sur vous pour payer son loyer de la semaine. Par respect pour moi, ça m’étonnerait qu’il tente quoi que ce soit ici, mais dehors… Vous savez, je n’aime pas voir des petits flingueurs dans cette boîte. Ça fait mauvais effet.
— Merci pour le tuyau. J’apprécie. (J’allumai une cigarette.) Y a-t-il une autre sortie ? Je ne voudrais pas que mon amie se fasse égratigner.
Il hocha la tête.
— Traversez la cuisine et descendez par l’escalier de secours. En bas, vous verrez une porte donnant dans la ruelle derrière. C’est tranquille, il n’y a que des voitures garées. Une de ces voitures, un cabriolet gris clair, est à moi. (Il fit glisser un trousseau de clés dans ma direction.) Vous trouverez un flingue dans la boîte à gants en cas de besoin. Vous n’aurez qu’à laisser les clés dans le pot d’échappement. Et ne rayez pas la carrosserie.
Je mis les clés dans ma poche et me levai.
— Ça a été agréable de parler avec vous, Red. Drôles de bestioles, les moustiques. Au début on ne sent pas la piqûre, mais après, il n’y a rien de plus agaçant.
Red Dieter fronça ses épais sourcils.
— Du large, Gunther, avant que je change d’avis à votre sujet. En retournant auprès d’Inge, je détaillai rapidement les clients assis au bar. Le type en costume brun était facile à repérer, et je reconnus en lui l’homme qui avait regardé ma compagne avec insistance durant la soirée. À notre table, Inge résistait avec facilité, sinon avec plaisir, au mince charme d’un officier SS, plutôt beau garçon mais court sur pattes. Je la priai vivement de se lever et voulus l’entraîner avec moi, mais je sentis l’officier retenir mon bras. Je fixai sa main, puis levai les yeux vers son visage.
— Doucement, nabot, fis-je en le regardant de haut comme un trois-mâts abordant une barque de pêche. Sinon tu vas m’obliger à te décorer la lèvre, et ça sera pas avec la Croix des chevaliers et les feuilles de chêne.
Je sortis un billet de 5 marks chiffonné de ma poche et le laissai sur la table.
— Je ne pensais pas que tu étais du genre jaloux, remarqua Inge tandis que je l’entraînai vers la sortie.
— Prends l’ascenseur et va m’attendre dans la voiture, lui dis-je. Il y a une arme sous le siège. Garde-la à portée de main, au cas où…
(Je tournai la tête vers le bar et vis le gros type en train de régler ses consommations.) Écoute, je n’ai pas le temps de t’expliquer mais ça n’a rien à voir avec notre élégant ami du dernier box.
— Et toi, où tu vas ? demanda-t-elle. Je lui donnai les clés de ma voiture.
— Je sors par l’autre côté. Un gros type en costume brun va essayer de me tuer. Si tu le vois se diriger vers la voiture, rentre à la maison et appelle l’inspecteur Bruno Stahlecker à l’Alex. Compris ?
Elle acquiesça.
Je fis mine de la suivre pendant quelques pas, puis m’engouffrai brusquement dans les cuisines, les traversai rapidement et franchis l’issue de secours.
Après avoir descendu trois volées de marches dans l’obscurité totale de la cage d’escalier, j’entendis des pas qui me suivaient. Tout en continuant à descendre aussi vite que je pouvais dans le noir, je me demandais si je pourrais tenter ma chance contre lui. Mais il était armé, moi non. En outre, c’était un professionnel. Je trébuchai, dégringolai jusqu’au palier, me relevai aussitôt en m’aidant de la rampe et plongeai dans une nouvelle volée de marches, ignorant la douleur qui envahissait le coude et l’avant-bras avec lesquels j’avais amorti ma chute. Depuis le sommet de la dernière série de marches, j’aperçus un rai de lumière sous une porte. Je sautai. La porte était plus loin que je n’avais cru, mais je me reçus sans trop de casse – à quatre pattes. J’abaissai violemment la barre de sécurité et déboulai dans la ruelle.
Plusieurs voitures étaient rangées l’une derrière l’autre, mais je repérai facilement la Bugatti Royale grise de Red Dieter. J’ouvris la portière et glissai la main dans la boîte à gants. J’y découvris plusieurs petits sachets de poudre blanche, ainsi qu’un gros revolver à long canon, du genre de ceux qui, d’une balle, vous percent une fenêtre dans une porte d’acajou de huit centimètres d’épaisseur. Je n’avais pas le temps de vérifier s’il était chargé, mais je me doutais que ce n’était pas pour jouer aux cow-boys et aux Indiens que Red gardait son artillerie dans la voiture.
Je me jetai à terre et me faufilai sous le marchepied d’une grosse décapotable Mercedes. Au même instant, mon poursuivant ouvrit l’issue de secours et se fondit dans l’obscurité d’une encoignure. Je restai immobile, attendant qu’il s’avance au centre de la ruelle où le clair de lune en ferait une cible parfaite. Plusieurs minutes passèrent sans que je distingue aucun bruit ni mouvement, et je me demandai s’il n’avait pas longé le mur dans l’obscurité afin de pouvoir traverser la ruelle un peu plus loin pour me prendre à revers. Entendant un talon heurter le pavé derrière moi, je retins ma respiration. Seul mon pouce bougeait, tirant lentement en arrière le chien de mon revolver. Lorsqu’un léger clic m’indiqua qu’il était armé, je déverrouillai la sécurité. Je me retournai avec précaution et aperçus, encadrée par les roues arrière de la Mercedes qui m’abritait, une paire de chaussures et le bas d’un pantalon. Les jambes se déportèrent sur la droite, derrière la Bugatti et, devinant qu’il avait repéré la portière à demi fermée, je me glissai dans la direction opposée, à ma gauche, et émergeai de dessous la Mercedes. Je me redressai à moitié et, le dos courbé en dessous du niveau des vitres, je contournai la voiture par l’arrière et glissai un regard au coin de son énorme coffre. Une silhouette en costume brun était accroupie contre le pneu arrière de la Bugatti à environ deux mètres, dans la même position que moi, mais me tournant le dos. Je fis deux pas en avant et amenai le gros revolver au niveau de la nuque de l’inconnu.
— Lâche ça, dis-je, ou je fais exploser ta sale gueule. Le type se figea, mais il ne lâcha pas son arme.
— Pas de problème, mon ami, fit-il après quelques secondes. (Il desserra son étreinte sur la crosse du Mauser automatique qui bascula mollement autour de son index.) Je peux remettre la sécurité ? Ce petit bijou a la détente très sensible.
La voix était lente et calme.
— Baisse ton chapeau sur tes yeux, dis-je. Ensuite remets ta sécurité, mais très délicatement. Souviens-toi que je ne peux pas te rater à cette distance. Ça serait dommage de salir la belle carrosserie de Red avec ta cervelle.
Il descendit son chapeau sur les yeux et, après avoir enclenché la sécurité de son Mauser, le lâcha sur le pavé où il tomba en cliquetant.
— C’est Red qui t’a dit que j’étais après toi ?
— Ferme-la et tourne-toi vers moi, rétorquai-je. Et garde tes mains en l’air.
Le type me fit face et pencha la tête en arrière pour essayer de me voir par-dessous le rebord du chapeau.
— Tu vas me descendre ? demanda-t-il.
— Ça dépend.
— De quoi ?
— De si tu me dis qui te paie.
— On pourrait peut-être s’arranger.
— S’arranger comment ? fis-je. Pour moi, c’est simple. Soit tu parles soit je te fabrique une seconde paire de narines.
Il sourit.
— Tu ne me descendrais pas comme ça, si ?
— Ah non ? fis-je en lui enfonçant le canon de mon arme sous le menton et en le faisant remonter sous la pommette. N’en sois pas si sûr. Tu m’as donné envie de me servir de ce truc, alors je te conseille de retrouver ta langue très vite, sinon tu n’auras plus jamais l’occasion de t’en resservir.
— Et si je parle, tu me laisses partir ?
— Pour que je te retrouve sur mes talons ? Tu me prends pour un imbécile ?
— Qu’est-ce que je pourrais faire pour te prouver que je te laisserai tranquille ?
Je fis un pas en arrière et réfléchis un instant.
— Jure-le sur la tête de ta mère.
— Je le jure sur la tête de ma mère, répéta-t-il aussitôt.
— Parfait. Alors, qui t’a engagé ?
— Tu me laisses partir si je te le dis ?
— Oui.
— Jure-le sur la tête de ta mère, dit-il.
— Je le jure sur la tête de ma mère.
— Bon, dit-il. C’est un type qui s’appelle Haupthändler.
— Combien t’a-t-il payé ?
— Trois cents marks tout de suite, et…
Il ne termina pas sa phrase. Je fis un pas en avant et lui assenai un violent coup de crosse sur le crâne. Un coup cruel, assez puissant pour l’expédier un bon moment dans les pommes.
— Ma mère est morte, lâchai-je.
J’empochai les deux armes et courus vers ma voiture. Inge ouvrit de grands yeux en voyant mon costume maculé de poussière et de cambouis. C’était mon plus beau costume.
— Tu as peur des ascenseurs ? Tu as sauté par la fenêtre ou quoi ?
— Oui, c’est à peu près ça, dis-je.
Je récupérai sous le siège conducteur la paire de menottes que je garde en permanence avec mon arme, puis je démarrai et franchis la petite centaine de mètres qui nous séparait de la ruelle.
Le costume brun était toujours inconscient, à l’endroit où je l’avais sonné. Je descendis de voiture et le traînai un peu plus loin où je l’enchaînai à un des barreaux protégeant une fenêtre. Il grogna un peu pendant la manœuvre, me confirmant que je ne l’avais pas tué. Je retournai ensuite à la Bugatti et remis le revolver de Red dans la boîte à gants. J’en profitai pour vérifier la nature des sachets de poudre blanche que j’y avais également trouvés. Red Dieter n’était pas du genre à se trimbaler avec du sel dans sa Bugatti. J’en reniflai une pincée. C’était de la cocaïne. Il n’y en avait pas pour plus d’une centaine de marks : très certainement la consommation personnelle de Red.
Je verrouillai la voiture et glissai comme convenu les clés dans le pot. Puis je retournai près du costume brun et fourrai un ou deux sachets de drogue dans sa poche de poitrine.
— Ça devrait intéresser les gars de l’Alex, dis-je.
À défaut de l’avoir tué, il me fallait bien lui ôter toute possibilité de terminer le boulot pour lequel on l’avait payé.
Je veux bien m’arranger, mais uniquement avec les gens qui n’ont rien de plus dangereux dans la main droite qu’un verre de schnaps.